CHAPITRE XIV

MISS MILRAY

Poirot ne put jouir complètement des vingt-quatre heures de réflexion qu’il s’était octroyées.

À onze heures vingt, le lendemain matin, Egg entra sans se faire annoncer. À sa stupéfaction, elle surprit le célèbre détective en train de construire un château de cartes. Le visage de la jeune fille trahit un tel mépris que Poirot dut se défendre.

— Ne croyez point, mademoiselle, que je sois tombé en enfance. Non, non ! Mais l’édification de châteaux de cartes constitue un stimulant pour mon esprit. C’est une de mes vieilles manies. Ce matin, à la première heure, je suis allé acheter ce paquet de cartes. Malheureusement, on s’est trompé. On m’a vendu des cartes pour bébés. Étant donné l’usage que j’en fais, elles valent les autres !

Egg regarda de plus près l’édifice de carton.

Elle éclata de rire.

— Bonté divine ! On vous a vendu les cartes de l’« Heureuse Famille ! »

— Qu’est-ce que c’est que cela, l’« Heureuse Famille » ?

— C’est un jeu pour les petits enfants.

— Bah ! On peut construire un château aussi bien avec ces cartes-là.

Egg prit quelques cartes sur la table et les contempla affectueusement.

— Voici M. Biscuit, le fils du boulanger… c’était mon préféré. Et voici Mme Mug, la femme du laitier. Oh ! mon Dieu, mais c’est moi !

— Pourquoi cette ridicule image vous représente-t-elle, mademoiselle ?

— À cause du nom.

Egg éclata de rire devant l’étonnement de Poirot, et lui fournit l’explication. Lorsqu’elle eut terminé, il dit :

— Ah ! c’est ce à quoi sir Charles faisait allusion hier soir. Aussi, je me demandais… Naturellement, vous changeriez votre nom… Vous ne voudriez tout de même pas être appelée : madame Mug, ou en français madame Gueule.

Egg lui dit en riant :

— Eh bien, souhaitez-moi beaucoup de bonheur.

— Je vous souhaite tout le bonheur possible, mademoiselle, non pas le bonheur fugitif de la jeunesse, mais celui qui dure… le bonheur construit sur le roc.

— Je vais dire à Charles que vous l’appelez un roc, dit Egg. Maintenant, arrivons-en à l’objet de ma visite. Je ne cesse de me tourmenter au sujet de cette coupure de journal qu’Oliver a laissé échapper de son portefeuille. Vous vous souvenez, ce papier que miss Wills a ramassé et lui a remis. Ou Oliver a menti effrontément en prétendant ne pas se rappeler la présence de ce papier sur lui, ou bien la coupure du journal n’a jamais été en sa possession. Il a dû perdre un morceau de journal quelconque et cette femme affirme que c’était un article sur la nicotine.

— Pourquoi aurait-elle agi ainsi, mademoiselle ?

— Pour égarer les soupçons.

— La croyez-vous donc coupable ?

— Oui.

— Quelle raison avait-elle à commettre ces crimes ?

— Ne me le demandez pas. Cette femme doit avoir un grain de folie. Souvent les gens intelligents frisent la démence. Je ne discerne pas le mobile qui l’aurait poussée…

— Décidément, nous ne sortirons pas de cette impasse. Je ne m’attends pas à ce que vous deviniez le mobile du crime. C’est à moi de le découvrir, et je me pose sans cesse cette question : « Quel motif se cache derrière la mort de M. Babbington ? » Lorsque j’y aurai répondu, le problème sera résolu.

— Ne supposez-vous pas qu’un simple dérangement du cerveau ?…

— Non, mademoiselle, pas dans le sens que vous l’imaginez. Il y a une raison, et je la trouverai.

— Eh bien, au revoir, dit Egg. Excusez-moi de vous avoir dérangé, mais je désirais vous faire part de mon tourment. Il faut que je me hâte. J’accompagne Charles à la répétition générale du « Petit chien qui rit », cette pièce écrite, vous le savez, par miss Wills pour Angela Sutcliffe. Demain, on donne la première.

— Grand Dieu ! s’exclama Poirot.

— Quoi ? Qu’avez-vous ?

— Il me vient une idée… une idée superbe ! Faut-il que je sois aveugle… aveugle !

Egg le dévisagea. Comme il se rendait compte de son excentricité, le détective se ressaisit et posa la main sur l’épaule de la jeune fille :

— Croyez-vous que je perde la tête ? Pas le moins du monde. J’ai parfaitement entendu ce que vous venez de me dire. Vous allez voir « Le Petit Chien qui rit », où miss Sutcliffe tient le grand rôle. Allez-y donc et oubliez notre conversation.

Perplexe, Egg sortit. Demeuré seul, Poirot se promena de long en large dans la pièce. Ses prunelles lançaient des reflets verts, comme celles d’un chat, et il murmura entre ses dents :

« Mais oui… cela explique tout. Un mobile étrange, tel que je n’en ai jamais vu jusqu’ici. Et, pourtant il est plausible et, vu les circonstances, naturel. N’empêche que cette affaire est curieuse. »

Il passa devant la table où se dressait encore son château de cartes et, d’un geste de la main, il le renversa.

« À présent, je n’ai que faire de l’« Heureuse Famille ». Le mystère est dissipé. Il ne reste qu’à agir. »

Il prit son chapeau, enfila son pardessus et descendit dans le hall. Le portier de l’hôtel lui héla un taxi. Poirot donna au chauffeur l’adresse de l’appartement de sir Charles.

Arrivé là, il régla le taxi et entra dans le vestibule. Le concierge accompagnait quelqu’un dans l’ascenseur et Poirot monta à pied l’escalier. Comme il arrivait au deuxième étage, la porte de l’appartement de sir Charles s’ouvrit ; miss Milray sortait.

Elle sursauta à la vue du détective.

— Vous !

Poirot sourit.

— Moi !

Miss Milray lui dit :

— Je crains que vous ne trouviez pas sir Charles chez lui ; il est allé au théâtre de Babylone en compagnie de miss Lytton Gore.

— Je n’ai pas besoin de voir sir Charles. Je viens chercher ma canne, que j’ai oubliée l’autre jour.

— Oh ! je comprends. Veuillez donc sonner, Temple vous la remettra. Excusez-moi de vous quitter tout de suite. Je prends le train pour aller dans le Kent, chez ma mère.

— Je ne veux pas vous retarder, mademoiselle.

Il se rangea de côté pour laisser passer miss Milray qui descendit l’escalier, une petite mallette à la main.

Après le départ de la secrétaire, Poirot sembla oublier le but de sa visite. Au lieu de sonner à la porte de sir Charles, il fit demi-tour, et descendit. Comme il arrivait à la porte d’entrée, miss Milray montait dans un taxi. À cet instant même, un autre tournait lentement le coin de la rue. Poirot leva la main et la voiture s’arrêta. Il s’y installa et ordonna au chauffeur de suivre le premier taxi.

Il ne fut pas étonné de le voir se diriger vers le nord et stopper devant la gare de Paddington, bien que les trains pour le comté de Kent ne partent pas de cette station. Poirot alla au guichet des premières classes et demanda un aller et retour pour Loomouth. Le train allait quitter la station dans cinq minutes. Remontant le col de son pardessus jusqu’aux oreilles, car il faisait froid, Poirot se carra dans le coin d’un compartiment de première classe.

Le train entra en gare de Loomouth vers cinq heures. La nuit tombait déjà. Se tenant un peu à l’écart, Poirot entendit l’aimable porteur de la petite gare saluer miss Milray.

— Bonsoir, mademoiselle, nous ne vous attendions pas ce soir. Est-ce que sir Charles est là ?

Miss Milray répliqua :

— J’ai dû partir à l’improviste et je rentre à Londres demain matin. Je viens simplement chercher quelques objets. Non, merci, je n’ai pas besoin de voiture. Je monterai à la villa par le sentier de la falaise.

L’obscurité s’était épaissie. Miss Milray suivit d’un pas alerte le sentier sinueux et escarpé. À une bonne distance derrière elle, Hercule Poirot marchait d’un pas feutré. Parvenue au Nid de Corneilles, miss Milray tira une clef de son sac et l’inséra dans la serrure de la grille, qu’elle laissa entrouverte. Elle reparut quelques instants plus tard, tenant dans la main une clef toute rouillée et une lampe électrique de poche. Poirot se posta derrière un buisson voisin.

Miss Milray contourna la maison et gravit un raidillon envahi par les herbes. Hercule Poirot la suivit. Miss Milray atteignit une vieille tour de pierre, comme on en rencontre assez fréquemment sur cette côte. Celle-ci était presque en ruine. Il y avait cependant un rideau à la fenêtre, et miss Milray introduisit la clef dans l’épaisse porte de bois.

La clef grinça. La porte tourna sur ses gonds. Miss Milray en franchit le seuil, s’éclairant toujours de sa lampe électrique.

Pressant le pas, Poirot avança. Sans bruit, il entra à son tour. Le faisceau de lumière de la lampe tombait en plein sur des cornues de verre, un bec Bunsen et différents appareils…

Miss Milray saisit une barre de fer. Elle la levait au-dessus des appareils, lorsqu’une main lui saisit le bras. Elle poussa un cri et se retourna.

Les yeux verts de Poirot se vrillèrent dans ceux de la femme.

— Arrêtez, mademoiselle, car vous allez détruire les pièces à conviction.

 

Drame en trois actes
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